Selon un rapport de 2021 de la Banque mondiale, d’ici à 2050, 216 millions de personnes pourraient être des migrants climatiques interne (au sein d’un même pays) dans l’ensemble des six régions du monde. Mettant en exergue le fait que le changement climatique est un facteur de migration, François Gemenne, l’un des co-auteurs du 6ᵉ rapport du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), est spécialiste de ce sujet. Ce politologue belge est aussi chercheur, professeur à Sciences Po Paris et directeur de l’Observatoire Hugo dédié aux migrations environnementales à l’Université de Liège.
AirZen Radio. En quoi le climat et les migrations sont liés et sont des sujets d’actualité ?
François Gemenne. Ce sont deux des sujets qui apparaissent comme les deux grands enjeux du XXIe siècle. Et il s’avère qu’ils provoquent dans la population de plus en plus de crispations, de tensions, de divisions. Alors, c’est évident sur le cas de l’asile et de l’immigration, dont nous parlons avec énormément d’idées reçues et de mensonges, mais c’est de plus en plus vrai aussi, malheureusement, pour le climat.
Je pense que la naïveté que nous avons eue, peut-être, c’était de penser que l’action climatique nous rassemblerait spontanément. On disait que le climat n’est ni de gauche ni de droite, et je pense que nous n’avons pas voulu voir à quel point ça crée des divisions dans la société, que ça allait parfois raviver d’anciens clivages.
Lesquels ?
Ceux qui touchent aux fondements de l’organisation de la société, et autour d’une série de grands concepts : la liberté, la responsabilité, la justice, la souveraineté. Je crois que notre enjeu, c’est de voir comment nous allons pouvoir dépasser ces divisions pour construire un nouveau contrat social. Et ça implique de reconnaître que l’autre, au-delà de nos frontières, est profondément semblable à nous-mêmes et que nous avons des responsabilités vis-à-vis de cet autre. Je pense que c’est comme cela qu’on va parvenir à réussir le défi de la lutte contre le changement climatique, de l’asile et des migrations.
De quelle façon ?
Déjà, en mettant un terme à cette injustice fondamentale liée au lieu de naissance. Je suis frappé du fait qu’on a tendance à déshumaniser les migrants. À considérer que ceux qui viennent d’ailleurs sont différents de nous, et donc que nous n’avons aucune responsabilité vis-à-vis d’eux parce que nous ne partageons plus la même communauté politique. Le grand enjeu, à mon sens, c’est de réinventer une communauté politique cosmopolite qui dépasse nos frontières et qui intègre celles et ceux qui viennent d’ailleurs, et aussi celles et ceux qui ne sont pas encore nés.
Selon vous, est-ce que ce message est entendu ?
C’est un message qui, pour l’heure, reste encore relativement inaudible, notamment parce que nous avons tendance à nous recroqueviller sur nos frontières pour nous rassurer. On construit de plus en plus de murs, de barbelés aux frontières. Je pense qu’il ne faut pas voir cela comme une manière de décourager ce qui serait de l’autre côté de venir. Ça ne fonctionne pas. Mais plutôt comme une manière de rassurer ceux qui sont à l’intérieur de leur dire : « vous êtes du bon côté de la frontière ». En réalité, si nous faisons de la frontière un facteur de démarcation entre le « nous » et le « eux », nous n’allons pas y arriver.
D’autant plus que l’on sait qu’il y aura de plus en plus de personnes qui vont migrer à cause du changement climatique…
Effectivement, de plus en plus de personnes seront amenées à quitter leur domicile en raison des impacts du changement climatique. Et une des grandes questions fondamentales, c’est : l’habitabilité de la Terre. Si nous ne respectons pas les objectifs de l’Accord de Paris, que certaines régions du monde deviennent littéralement inhabitables, cela induira inévitablement une forme de redistribution géographique de la population mondiale. Elle s’est toujours distribuée en fonction des contraintes ou des opportunités environnementales.
Aujourd’hui, le changement climatique est devenu un des principaux facteurs de migration et de déplacement. En 2022, 32 000 000 de personnes ont été déplacées par des catastrophes climatiques. C’est un nombre considérable, qui reste très important d’année en année. Je crois profondément qu’il va falloir aller vers davantage d’ouverture des frontières.
Il y a aussi des discours alarmistes quand on parle des migrants : on parle de « vagues », de murs… Ce vocabulaire peut créer un climat de peur…
Je pense que ce dont les gens ont peur, c’est avant tout des situations de détresse, de chaos, de désordre plus que de la fermeture des frontières. Le vrai problème, c’est que l’on voit toujours les migrants dans des situations qui correspondent peu à ce qu’ils sont. On les voit toujours dans des situations de grande détresse, dans des navires surchargés en Méditerranée, dans des camps humanitaires aux conditions de vie insalubres. Ça provoque des réactions de pitié, d’empathie. Chez d’autres, ça va provoquer des réactions de peur et d’anxiété.
Je comprends parfaitement ces réactions, mais je pense profondément que si nous parvenions à mieux organiser les migrations, nous pourrions aussi faire diminuer la peur et l’anxiété qu’elle suscite.
Et aussi si on en parle d’une autre manière…
Bien sûr. Nous parlons toujours au pluriel des migrants, des réfugiés, des sans papiers, des demandeurs d’asile… comme s’il s’agissait d’un groupe constitué qui, forcément, nous apparaît comme menaçant. Alors que ces gens ne viennent pas forcément du même endroit, ne se connaissent pas, viennent pour des raisons très différentes, ont des aspirations très différentes. Je pense que le défi dans la manière dont on parle des migrations, c’est peut-être d’en parler au singulier, c’est-à-dire de reconnaître la singularité de chaque individualité.