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“Détenues” de Bettina Rheims : “Je voulais que la prison se lise dans leurs yeux”

L'exposition "Détenues de Bettina Rheims", une série d’une soixantaine de portraits de femmes incarcérées en France, est visible jusqu’au 12 mai à la salle capitulaire Mably, à Bordeaux. Rencontre avec la photographe.
Bettina Rheims photographe
© Photo Jennifer Bibatantou/AirZen Radio
Journaliste

Monica Bellucci, Kate Moss, Sophie Marceau, Jacques Chirac ou encore Madonna. Une myriade de personnalités publiques est passée devant l’objectif de Bettina Rheims, photographe et portraitiste de renom. En 2014, pour un nouveau projet, elle a emmené son appareil photo en prison pour y faire le portrait de femmes détenues.

À l’occasion de son exposition « Détenues de Bettina Rheims » organisée par le Musée des Arts décoratifs et du Design madd-Bordeaux, à la salle capitulaire Mably, nous nous sommes entretenus avec elle pour revenir sur la genèse de ce projet qui a plus de dix ans.

AirZen Radio. Quelle est la genèse de ce projet avec des femmes détenues ?

Bettina Rheims. Il est né il y a plus de dix ans, puisque les photos ont dix ans. Robert Badinter, dont j’étais l’amie, m’avait plusieurs fois parlé de cette idée qu’il avait : les femmes étaient oubliées dans les prisons. Elles représentent seulement 4% de la population carcérale. Il y a donc un peu plus de 2 000 femmes en prison. Elles sont pour certaines enfermées dans des prisons d’hommes, adaptées à eux, mais pas aux femmes.

Robert Badinter m’a dit qu’il fallait que j’aille les photographier et que je leur donne un visage. Et ça plusieurs fois, pendant au moins deux ans. À l’époque, j’étais occupée à faire autre chose et je travaillais beaucoup aux États-Unis. Je faisais des choses très rigolotes et je n’avais pas du tout envie d’aller m’enfermer dans une prison.

Puis, il me l’a dit une fois de trop. Ce jour-là, je me souviendrai toujours : il m’a tendu post-it sur lequel il y avait l’adresse mail d’une dame au ministère de la Justice. Et cette dame, Dieu merci, ne m’a pas répondu. Mais six mois plus tard, j’ai reçu un message : « Est-ce que vous pouvez vous présenter mardi à l’administration pénitentiaire et expliquer votre projet ? » Je me suis donc dépêchée de lire beaucoup de blogs, de lire des livres d’anciennes détenues, de lire des choses sur la prison mais aussi sur l’après prison, sur la solitude.

Qu’est-ce que cette expérience vous a appris ?

Quand on est en prison et qu’on est une femme, on perd sa féminité. On perd l’estime de soi, on perd le regard des autres parce que, souvent, la famille ne vient plus. Il n’y a plus d’hommes. Et puis, il n’y a pas de miroir en prison. On ne peut pas se regarder puisqu’avec un miroir, on peut se couper les veines. Donc, elles ne se voient plus. Et quand on ne se voit plus, on s’abandonne, on se perd. L’idée était donc d’essayer de les aider à se retrouver pendant un moment, à récupérer une discussion de femmes, parce qu’entre détenues, elles ne se parlent pas.

C’est violent entre elles. C’est violent avec les surveillants. C’est violent avec l’extérieur, car on ne vient pas vous voir. Quand on est un homme en prison, on a sa femme ou une nouvelle femme, une famille. Quand on est une femme, on est abandonnée. J’ai donc proposé de venir avec une maquilleuse, de les aider à se refaire belles, d’amener aussi un vestiaire, des habits. Elles pouvaient s’en servir si elles le souhaitaient, elles n’étaient pas du tout obligées.

Comment se sont déroulées vos premières séances avec ces femmes ?

Toutes celles qui se sont inscrites sont venues. Je suis d’abord allée leur montrer mon travail parce qu’il n’y a pas Internet en prison. Je suis donc allée leur expliquer ce que je voulais faire. Elles demandaient : “Mais il est où le piège ? Vous qui photographiez Madonna et Vanessa Paradis, pourquoi vous nous photographiez ? Nous, on n’est pas jeunes, on n’est pas belles, on est personne.” J’ai donc passé du temps à leur expliquer ce que je voulais faire.

Ensuite, il a fallu passer par le juge. Chacune a dû passer par son juge d’application des peines pour savoir s’il était d’accord ou non. Un certain nombre d’autorisations a été refusé parce que ces détenues pouvaient être dangereuses. Il y a parfois des moments de tension et les surveillants ne sont pas suffisamment nombreux. Le projet allait donc être difficile à mettre en place pour elles. Finalement, j’ai pu avoir une soixantaine de femmes devant mon appareil photo. Et ça a été, chaque fois, une rencontre formidable.

Dans quel centre pénitentiaire vous êtes-vous rendue pour réaliser ces photos ?

Un des portraits de l’exposition “Déténues de Bettina Rheims”. Photo Jennifer Biabatantou/AirZen Radio

Je me suis rendue à Rennes, où il y a une prison pour femmes. Les autres sont des prisons pour hommes, avec des quartiers de femmes. Je suis aussi allée à Roanne, à Lyon-Corbas et à Amiens. J’ai rencontré des directeurs qui comprenaient le projet et qui m’ont aidée. Et de là, je suis allée parler avec les surveillants pour être sûre que ça n’allait pas déranger. Parce qu’à chaque fois, le projet nécessite de sortir la femme de sa cellule et la ramener.

Dans les séries américaines, on les voit au dortoir. Elles vont à la douche, elles ont le temps de se parler, de se refiler des tuyaux, etc. En France, ce n’est pas du tout comme ça. Elles sont deux ou trois dans une cellule, mangent dans la cellule, se lavent dans la cellule. Il n’y a pas d’intimité. Et, surtout, il n’y a pas de lieu de vie. Il y a une promenade d’une heure par jour dans une petite cour carrée où elles peuvent fumer. Et le reste du temps, elles sont en cellule. Donc le projet était une manière de les sortir pendant quelques heures. J’ai pensé, peut-être, à les aider à se reconstruire, à avoir une image d’elles qu’elles pourraient envoyer chez elles comme un clin d’œil en disant : « Voilà, ne m’oubliez pas, je vais revenir. »

Où est-ce que vous les avez photographiées ?

Dans chaque prison, on m’a donné une petite salle carrée, toute petite, avec un mur blanc. C’est ce que j’avais demandé. Je voulais que la prison se lise dans les yeux. Je ne voulais pas qu’on voie des barreaux, des cellules. Ce sont des portraits de femmes. Mais si on les regarde bien, il y a quelque chose d’étrange dans les regards. Il y a quelque chose, parfois, du désespoir ou parfois d’un ailleurs. Je voulais que ça se lise dans les yeux et dans les gestes. On va regarder les mains, les manières dont elles bougent.

Et puis voilà, ça a été des tête-à-tête. D’abord, elles passaient par le maquillage. Elles choisissaient un vêtement, puis elles venaient dans le studio. Et là, elles avaient un petit tabouret. D’abord, elles étaient intimidées par le studio de photos. Il y avait aussi deux assistants. Après, elles me racontaient leur vie, leurs malheurs. Puis, il y a un moment où je reprenais la parole et où elles étaient un peu apaisées parce qu’elles avaient parlé. Donc, elles avaient un peu lâché leurs bagages.

Ensuite la séance de photos commençait. Ce n’était pas très long. Il y avait des rires, des larmes, tout ce qu’il y a dans la vie. Mais il y avait une intimité. Je crois que ce qu’on sent en regardant ces images et en regardant ces femmes, c’est cette intimité. Je me disais “si je réussis ça en très peu de temps, je n’aurai pas perdu mon temps”. Et je crois que je n’ai pas perdu mon temps.

Pratique.
L’exposition est ouverte tous les jours, sauf les mardis et jours fériés, de 11 à 18 heures. Visites commentées et gratuites du lundi au vendredi, à 12h30 et 14h30, les samedis et dimanches à 11 et 15 heures. Sans réservation. Visites en groupe gratuites sur réservation : [email protected]

La soixantaine de portraits de ces détenues a également été rassemblée dans l’ouvrage « Détenues », publié aux éditions Gallimard.

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