Depuis cinq ans, la Finlande, située au nord de l’Europe, se classe première dans le « World Happiness Report » publié par l’ONU. Ce qui en fait donc le pays le plus heureux du monde. La France, elle, intègre pour la première fois le top 20. En queue de peloton, la Russie ou encore l’Afghanistan.
Pour tenter de comprendre comment et pourquoi, nous avons interrogé Frank Martela. Ce docteur en philosophie, chercheur finlandais spécialiste du bonheur, a mené plusieurs études sur le sujet et contribue régulièrement aux travaux de l’ONU. Entretien.
Comment l’ONU s’y prend-elle pour recueillir les données et établir ce classement annuel et mondial du bonheur ?
Frank Martela. L’ONU interroge des échantillons représentatifs de la population de 156 pays différents. La question posée est assez simple : si vous deviez noter votre cadre de vie entre 0 et 10, 0 étant une vie très malheureuse, 10 étant une vie très heureuse, où vous situeriez vous ?
Ensuite, ils font une simple moyenne de toutes les réponses en y associant des données relatives au PIB par habitant, aux aides sociales, au respect des libertés individuelles ou à la corruption éventuelle des États.
La Finlande, le Danemark, les Pays-Bas, la Suède, le Luxembourg, la Norvège… Tous ces pays nordiques sont dans le top 10. Comment l’expliquer ?
Frank Martela. L’un des facteurs, c’est que ces pays ont des institutions démocratiques solides qui délivrent le service que l’on peut attendre d’elles. Par exemple, les gouvernements nordiques sont réputés comme non corrompus, ils garantissent la liberté de la presse, la liberté de penser et on sait que l’argent public, l’argent des impôts, revient aux citoyens et ne tombe pas dans la poche de quelques-uns.
Un autre facteur clé, c’est l’intégration du bien-être comme indicateur et un modèle fort d’État-providence. Les pays nordiques sont connus pour disposer d’un système de santé solidaire, gratuit et efficace, les citoyens sont soutenus en cas de chômage, ils ont des retraites élevées, des congés parentaux longs. Ces États-là prennent soin de leurs citoyens… Ce n’est pas vraiment quelque chose qui accroit le bien-être des gens, mais ça leur enlève simplement des sources d’inquiétudes et de stress.
Ce n’est donc pas tant que les gens sont immensément heureux et joyeux chez nous… c’est juste, qu’en comparaison avec d’autres pays, il y a une part bien moins importante de gens extrêmement malheureux et anxieux.
Les dernières élections en France ont montré, entre l’abstention et les votes extrêmes, une réelle méfiance envers les pouvoirs publics. Dans les pays mieux classés, observe-t-on un peu plus de confiance ?
Frank Martela. Le facteur institutionnel et l’action de l’État-providence peuvent expliquer le bonheur, mais seulement en partie. Ce qui est tout aussi important, c’est la confiance qu’ont en effet les citoyens dans lesdites institutions.
Il suffit de regarder là encore les statistiques : sur la question de la confiance accordée aux institutions publiques, aux administrations, aux politiciens, à la police ou à la justice, les pays du nord sont là encore en haut du panier : plus les gens font confiance aux institutions, plus ils élisent des gens qui vont dans ce sens et appliquent ce qu’ils promettent une fois au pouvoir, parce qu’ils sont redevables de quelque chose. C’est un cercle vertueux.
Contrairement à d’autres pays, comme la Russie par exemple ou certains pays d’Afrique, qui ont des niveaux de confiance très bas. Les citoyens savent que l’argent peut finir entre des mains corrompues. Tout le monde veut éviter les taxes aussi car on sait que cet argent ne sera pas bien utilisé.
Les vingt pays les plus heureux, sont globalement aussi les plus riches de la planète. Y a-t-il un lien entre argent et bonheur ?
Frank Martela. Je dirais que le rapport entre bonheur et richesse se vérifie différemment selon les pays. Si l’on prend des pays très pauvres, si leur PIB augmente, cela va de pair avec la hausse du niveau de vie et donc du bonheur.
On est forcément plus heureux si nos salaires augmentent, si les conditions sanitaires sont améliorées etc. C’est un peu ce qu’il s’est passé pour les pays occidentaux au début du XXe siècle. Dans les pays libéraux, qui ont déjà atteint ces « objectifs » là, ça ne se vérifie plus autant.
Et la Finlande est d’ailleurs un bon exemple : après la crise financière de 2008, le PIB finlandais a clairement stagné pendant 10 ans. L’économie finlandaise n’est pas aussi clinquante que celle des États-Unis ou du Canada. Les salaires sont élevés certes, mais la vie est chère. Pour autant, la Finlande n’a cessé de progresser dans le classement de l’ONU des pays les plus heureux, loin devant d’autres grandes puissances plus fortes économiquement.
Autre exemple : le Costa Rica, le Guatemala ou encore le Cap Vert – des pays économiquement dits « en développement » – figurent dans les 30 premières places, loin devant le Japon (55e) ou encore la Chine (86e) pourtant bien plus riches. Professeur Martela, vous avez récemment publié un article sur le bonheur et le sens de la vie. Quelle est votre définition à vous ?
Frank Martela. Donner du sens à sa vie, ça revient à faire ou expérimenter des choses qui ont du sens d’abord pour nous et ensuite vis-à-vis des gens qui nous entourent. C’est-à-dire, trouver du sens à ce que l’on fait, à nos activités, à nos démarches, à notre travail et faire en sorte que la signification que l’on met derrière profite à notre entourage, pour renforcer notre relation aux autres. Exister pour soi mais aussi à travers l’autre.
J’ajouterai une notion sur laquelle je travaille et que les statistiques appuient : l’instant présent. On a tendance à vouloir « agir » pour atteindre le bonheur. Or ce bonheur peut venir de l’extérieur. Il suffit de prendre le temps de l’observer, comme on observerait une fleur pousser, un rayon de soleil ou tout autre moment anodin au premier regard mais plein de sens pourtant.